Cafés du Port en 1952
par Bruno Rajan
A Saïgon la nuit trois cents mètres de quai, trois cents mètres d'Asie.
Quai le Myre de Villers (en 1955 Bên Bach Dà ng maintenant Tôn Duc Thang)
Les quais de Saïgon se transforment vers six heures du soir: petit à petit, de la terre ferme et la rivière, affluent des vendeurs de toutes choses.
A Saïgon la nuit, la Pointe des Blagueurs, comme son nom l'indique, c'est un petit morceau de France. Un café en plein air s'avance sur le môle arrondi au confluent de la Rivière et le l'Arroyo Chinois. C'est là que qu'on a le meilleur point de vue sur les paquebots et les meilleurs courants d'air.
Le Café de la Pointe des Blagueurs
Le Café de la "Pointe des Blagueurs" est situé à l'extrémité du Quai de Belgique en face de la société "Descours & Cabaud, l'Arroyo Chinois le sépare du Quai des Messageries Maritimes".
Les vieux Saïgonnais préfèrent ce plain-pied à terrasse du Club Nautique: ils se donnent l'impression d'être restés chez eux dans la nuit d'un pays de plus en plus hostile, l'impression aussi de pouvoir repartir en France quand ils voudront. D'ici là , ils écoutent la marée venue de loin, clapoter capricieusement sur les pierres, et le sampanier (pilote de barque à fond plat) vendeur de soupe chinoise, psalmodier les mérites de sa cuisine à l'adresse des jonques de paddy, que le niveau de l'eau ou la nuit ont bloquées près du pont de Khanh Hoi.
Assis sur ce môle abandonné par la navigation, les vieux Saïgonnais regardent l' "André Lebon": cela fait beaucoup de vieilles choses qui ont vieilli ensemble (*).
L'Hôtel Majestic
De la terrasse du "Majestic" on domine de haut la rivière et les problèmes de l'Asie.
Sur le quai Le Myre de Villers (en 1955 Bên Bach Dà ng maintenant Tôn Duc Thang) à 300 mètres de la Pointe des Blagueurs, l'hôtel Majestic est déjà une citadelle de l'Amérique: parce qu'il est l'hôtel le plus cher, le seul où il y ait parfois de la place. Le restaurant à baies vitrées du dernier étage surplombe la Rivière et l'autre rive. C'est un lieu pour gens qui ne feront pas souche dans ce pays, qui préfèrent dominer ses problèmes, ses dangers et ses microbes. C'est une forteresse de blancs qui resteront toujours blancs, comme l'émail de leur baignoire et la lumière artificielle.
Entre la vieille France coloniale et le Nouveau Monde, sur 300 mètres s'étend l'Asie. L'Asie, c'est à dire un mélange prodigieux de gens qui travaillent, qui jouent, qui dorment et qui mangent, d'enfants nus et de vieillards aveugles; l'Asie grouillante qui n'a jamais tant grouillé que depuis la guerre avec ses zones de paix où les réfugiés affluent. L'Asie des mendiants moyenâgeux et des grosses motocyclettes chromées dont le propriétaire souvent n'a pas de domicile; l'Asie prodigieuse qui n'a jamais offert autant de contrastes qu'en ce fin de règne de l'homme blanc: l'homme blanc qu'on recrache au moment même où l'on avale sans le mâcher son fruit qui est la civilisation mécanique...
ll faut voir le quai Le Myre de Villers le jour pour mesurer comme la nuit le transforme.
De jour c'est un quai normal qui sert à l'embarquement et aux débarquements. Le gravier venant de Phnom-Penh sort de grandes jonques noires dans des paniers sur la tête des coolies sous le regard des caporaux; le train qui passe sur le quai débarque au même endroit le bois des forêts de Bien-Hoa et de Thu-Dau-Mot; les passagers s'embarquent sur la Chaloupe du Cap Saint-Jacques.
La Chaloupe du Cap Saint-Jacques
L'autre vie du soir
C'est vers six heures du soir que commence l'autre vie.
Le train s'en retourne, sifflotant et gargouillant, par le boulevard de la Somme (maintenant Hà m Nghi), abandonnant de-ci de-là , dans sa retraite quelques wagons pour aller rejoindre la Gare de Chemin de Fer située place Eugène Cuniac (Diên Hong) près des Halles Centrales (Ben Thanh).
Petit à petit, de la terre ferme et la rivière, affluent les vendeurs de toutes choses; ils installent leurs éventaires entre l'eau et la rue au milieu des rails.
L'heure du dîner
A droite : La marchande de sirops a son amour-propre de mère: le "nho" dort sous la table branlante, mais sous sa tête repose sur un oreiller savamment brodé.
A gauche : La vie nocturne en envahi les rails du tortillard qui amène, chaque matin, de Thudaumot et de Bienhoà , les bois précieux. Et tous les soirs, un garage de vélos pour noctambules occupe effrontément la voie. L'enfant surveille le nourrisson et, pour une Piastre, les bicyclettes: gagne-pain et devoir familial.
Il y a les cuisines roulantes de toutes catégories: les plus luxueuses ont des glaces peintes; il y a des presses à canne à sucre avec leur roue comme des barres d'un bateau; il y a les cireurs de chaussures et les diseurs de bonne aventure; il y a les marchands de cacahuètes et le cinéma portatif sur bicyclettes avec des histoires de Charlot et des histoires de shériffs; il y a aussi des vendeurs de cigarettes; il y a les vendeurs de tripes, d'agglomérés de crevettes, de poisson mandarin râpé, d'oreilles de cochons en lamelles et de seiche fumées avec ses rubans fanés; il a les vendeurs d'agar-agar (gélifiant à base d'algues rouges marines), de letchis, de graines de lotus et de jujube (ou de la date chinoise); il a tout ce qu'il faut pour vous plaire.
A gauche : La cuisine roulante a stoppé sur un point du quai. Tripes et carbure confondent leurs odeurs avec bonhomie. On paie d'avance.
Au centre : Le confort du marinier : Sur la jonque, une bourgeoise maisonnette avec un rustique autel des ancêtres. A côté du foyer, où rougit lentement la braise, on poignarde le crabe en famille.
A droite : La pancarte est chargée de veiller ce soir sur le gardien, le gardien veille sur l' "embarcation" et l' "embarcation" sur la flottille. L'ensemble est confié, sans crainte, au bon vouloir de la nuit.
Les tables descendent des jonques où elles étaient empilées pendant le jour le ventre à l'air; d'autres se montent toutes seules avec une planche et des tréteaux; les petits tabourets pliants se déplient et les chaises de rotin s'installent.
Une eau, qui a l'air propre, arrive dans des touques en fer blanc, les pains de glace couverts de sciure se laissent débiter à même le sol. Sur les réchauds à charbons de bois, la chaleur fait s'ouvrir toutes seules les coquillages (les grandes palourdes lisses et les petites qui sont rondes et rayées. Avec une brosse à chaussures baignée dans l'eau jaune du fleuve, la fille du patron brosse énergiquement les gros crabes, les poignarde (par humanité) et les dépose tout gigotants sur le grill où ils rougissent à vue d'oeil; ensuite elle les retourne et quand ils sont cuits des deux côtés, elles les décalotte et les coupe en petits morceaux parfumés.
C'est l'heure où les militaires rentrent dans la vie civile: deux par deux ou avec un nombre égal de filles de races diverses, ils se laissent vivre à la lumière discrète des lampes à acétylène, dégustant lentement des verres de bière. Les commerçants chinois sont tous différents: ils sont souvent en nombre impair, ils portent des lunettes et des bagues, ils recherchent la lumière et le bruit.
A côté des messieurs qui s'assoient sur leur tabouret, il y a ceux qui s'y accroupissent. Un degré plus bas et voici le populaire accroupi par terre en face de l'étal à mangeaille qui n'est qu'un plateau au ras du sol.
Ces clients-là ne manquent pas car le petit peuple se promène: le père a un petit faible pour la cervelle de cochon et l'alcool de riz, la mère grignote des graines de pastèque et s'administre un verre bien tassé de fortifiants chimiques, les enfants ont droit au jus de canne à sucre bien pressé avant de jouer au football.
Les coolies qui couchent sur le quai ou sous l'appontement ne sont pas des clients: ils font eux-mêmes leurs cuisines à quelques mètres de là sur l'embarcadère ou lavent tranquillement leur chemise sur le balcon de leur "compartiment".
A gauche : Les commères ont unis. Les beignets de poissons embaument la nuit, et les clients délaissent la table pour venir bavarder à la cuisine.
A droite : Maisons flottantes, population flottante. Pour quelques jours, bravant l'interdiction des douanes et régies, les jonquiers ont amarré leur vie vagabonde tout au long des quais de l' "arroyo chinois".
Un agent de la Police Municipale
vendant des billets de la Loterie
Ce n'est pas non plus un client, cet agent de la police municipale, avec l'accent d'un camelot de Paris, qui va de marchand en marchand. C'est un vendeur lui aussi: il vend des billets de la Loterie et la Reconstruction.
Sa jovialité et son autorité sont irrésistibles; les forains s'éxécutent de bonne grâce: sentiment de devoir ou conscience de leur fragilité, habitude ancestrale du "squeeze", accoutumance aussi, car la même scène se répète tous les soirs. Les plus philosophes ont leur billet de 10 Piastres tout prêt à la main. S'il y en a un qui hésite ou qui proteste, il se trouve un sage dans la famille pour payer à sa place. Sauf si l'agent de police émet la prétention de placer deux billets à la fois: car alors,les règles du jeu sont violées, il abuse, il triche, tout le monde proteste. L'agent reprend son billet, son air désinvolte et un peu plus loin son boniment:
"Dépêchez vous, messieurs et mesdames, il ne va plus y en avoir, faites fortune, enrichissez le gouvernement"
Tout le monde rit.
Le dîner de toutes les catégories sociales
A gauche : Les riches sont parfois Chinois, ne dédaignent pas la cravate, parlent fort et beaucoup.
A droite : Des marins vietnamiens croquent la crevette du Mékong en buvant la bière "Molsheim".
Pendant ce temps, le monde enfant continue de jouer, de se baigner, de courir, de dormir à même le sol dans des nattes de paille, sur un panier au milieu des rails, au rez-de-chaussée des "roulantes" ou plus confortablement dans un sampan accosté. Les enfants dorment par petits coups, se réveillent, pleurent ou rient selon l'âge, et se rendorment.
La nuit avance. Le gardien a cessé de garder: ce serait le moment de prendre sa pancarte pour en corriger l'orthographe. A quelques pas là , une autre pancarte de la vanité des règlements d'une autre époque: la vie a repris l'avantage sur la toute puissante administration des douanes et régies qui interdisait le stationnement.
La vie continue.
Les chalands des cafés du port s'en vont, mais les habitants des quais restent: ceux des sampans, ceux des jonques, ceux qui couchent sur le quai, ceux qui habitent sous les appontements sur une simple planche entre le ciment et l'eau boueuse.
Au bout de l'embarcadère, une équipe de coolies est entrée dans le monde du travail pour charger la grande chaloupe de bois blanc avec son air de bateau-mouche: ils enfournent dans son ventre de la bière et du nuoc-mam, du mazout et de l'eau de Vichy.
Chargement de la chaloupe du Cap Saint-Jacques
A gauche : La chaloupe appareillera au petit matin. Le "cai" maintient en haleine l'équipe de nuit.
A droite : Le "football", violenté par dix paires de menottes fébriles, tressaute comme la table du spirite. Jeu d'enfants, déjà jeu d'argent.
Pendant ce temps, l'ancienne équipe rentre dans le monde du jeu: "Jeu de Loto" ou d' "Écarté", dans un monde où les maîtres ne sont plus des hommes mais le Hasard. Le Hasard redistribue les payes et ceux qui ont tout perdu, l'un après l'autre, s'en vont dormir.
Maintenant les réverbères de la Pointe des Blagueurs sont éteints. La vie asiatique étend ses bras dans l'ombre et le sommet éclairé du Majestic n'est plus qu'un bateau à l'ancre, sur un fleuve à jamais inconnu.
Bruno Rajan
Janvier 1952
Indochine Sud Est Asiatique
Février mars 1952
Bureau de Saïgon
95 bis boulevard de la Somme (maintenant HÃ m Nghi).
Ce numéro spécial a été conçu pour rendre hommage particulier au Maréchal de Lattre de Tassigny décédé le 11 janvier 1952 à Paris.
Dans ce numéro figure également l'article sur les "Cafés du Port de Saïgon" par Bruno Rajan.
Le paquebot André Lebon
(*) Le paquebot "André Lebon" était un bateau semblable au "Paul Lecat" et au "Sphynx", il a lancé par les Chantiers de La Ciotat le 27 octobre 1913, il coule en 1919 dans la rade de Singapour et sera renfloué et réparé. En escale lors du tremblement de terre du 1er septembre 1923 à Yokohama il sauvera ainsi plus de 1500 personnes. Désarmé à Marseille fin 1941 par l'armée française il sera saisi en 1943 par les Allemands le 6 mai 1943, il sera utilisé comme navire-caserne sur un quai à Toulon, il sera coulé par un bombardement aérien le 11 mars 1944.
Renfloué en 1945 il sera remis en état pour accueillir 565 passagers. Il retrouvera la ligne d’Extrême-Orient, le 19 octobre 1946, et il sera, le 20 août 1948, le premier navire français à toucher le Japon depuis la guerre. Il reste présent sur le trafic asiatique jusqu’en octobre 1952, date de son remplacement par les nouvelles constructions. Il est alors vendu puis démoli à La Seyne en décembre 1952.
Soit un an après la parution de l'article de Bruno Rajan paru dans le magazine "Indochine Sud Est Asiatique".
André Lebon, né à Dieppe le 26 août 1859 et mort à Paris le 17 février 1938, a été un enseignant en histoire et sciences politiques puis un homme politique français Ministre des Colonies entre 1896 et 1898, il sera par la suite administrateur de plusieurs grandes sociétés (Air France, la Compagnie du canal de Suez, Crédit foncier de France et des Messageries Maritimes).
De nos jours à Ho Chi Minh Ville
A gauche : La Pointe des Blagueurs a été miraculeusement épargné par la construction d'une voie rapide, elle semble bien regretter le passé révolu des souvenirs des Saïgonnais d'antan.
L' "arroyo chinois" a aujoud'hui disparu...
A droite : L'hôtel Majestic reste le témoin de l'histoire de ce quai jadis appelé Le Myre de Villers.