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Rue Catinat Saigon dimanche 15 juin 1952

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[Les personnalités qui ont participé au conflit de l'Indochine Française]

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Article paru dans le mensuel Tropiques d'Avril 1949

Mensuel Tropiques Avril 1949

"Tropiques", revue mensuelle des troupes coloniales, édité par le Ministère de la défense coloniale et le Ministère de la France coloniale.
Nouvelle sĂ©rie n°309 - Avril 1949.
RĂ©daction : Section d'Ă©tudes et d'information des Troupes Coloniales.
Ecole-Militaire - Bât H - Paris VII
Article Ă©crit par Franc Bartholdi-Sabad.

Marie-Madeleine O'Connell
Par Franc Bartholdi-Sabad

Une résistante face aux Japonais, aux Caodaïstes et aux Vietminh

Madeleine O'Connell Indochine

Marie-Madeleine Labbé épouse O'Connell est née à Quang Yên (Tonkin) en 1900, elle fut grièvement blessée sur sa plantation de Tây-Ninh le 30 décembre 1947 et décédera des suites de ses blessures à l' hôpital Grall de Saïgon.

Cet article paru en 1949 dans sa forme et son vocabulaire
Ă©tait le reflet de l'esprit colonial de l'Ă©poque.

C'est un petit cercueil qui passe dans la rue Lagrandière, allant de l'hôpital Grall au cimetière de Saïgon, rue de Bangkok. Une foule émue et respectueuse suit, tout les passants Français saluent et, même les Annamites. Une femme, une grande Française, accomplit son dernier voyage.
Aux quatre coins du monde où flotte son drapeau, la France voit des dévouements obscurs ; lutter et succomber sans gloire pour le soutien de son prestige. Car sur tous les points de son empire, les Français ont toujours eu, par l'orientation même de l'esprit de leur race, le talent, voulu ou non, de la faire aimer. Ils sont ainsi ; partout où ils vont, les aborigènes ont confiance en eux et les estiment.
En Indochine, les Vietminhs, ennemis de la France, sont détestés mais craints à cause de leurs armes, par la population qu'ils terrorisent et au milieu de laquelle ils entretiennent un état de révolte latente. Il ne se passe pas de quinzaine que le sang français ne coule pour le maintien de l'ordre. Mais ils n'oublient pas le rôle moral prépondérant joué par nos femmes coloniales.
Ils ont assassiné une Française indomptable, véritable Jeanne d'Arc de la bonne colonisation, toujours à cheval ou en auto, admnistrant ses plantations mieux que n'eussent fait dix hommes. Madame Marie-Madeleine O'Connoll, adorée par ses milliers de coolies et leurs familles et dans toute la région, au point que les indigènes lui avaient voué un véritable culte et l'avait sacrée "Génie Tutélaire" protectrice de leur pays.
Le père de Marie-Madeleine, monsieur Labbé, était administrateur des Services Civils de l'Indochine, et fit sa carrière en Annam, où il fut directeur des Bureaux de la Résidence Supérieure de Hué. Il avait connu et approché tous les souverains d'Annam, les avait conseillés et avait collaboré à leur oeuvre avec dilligence et attachement, apprenant aux siens à aimer les autochtones. Ainsi élevée dans les traditions coloniales, mademoiselle Labbé, les retrouva en entrant dans la famille O'Connell.
Elle épousa monsieur Daniel O'Connell, Inspecteur des Eaux et Forêts, fils de Joseph O'Connell, Admnistrateur des Services Civils (*), qui fit construire le palais de l'inspection de Cantho, dirigea avec compétence et habilité l'île de Poulo-Condore, créa de toutes pièces le poste de Djiring où rien n'existait avant lui, où le tigre venait dans les cuisines et les dépendances enlever les volailles, des chevreaux et des chiens, rendit enfin à l'oeuvre coloniale française d'importants services qui mériteraient d'être relatés à part.
(*) Joseph O'Connell, Administrateur des Services Civils de l'Indochine a eu pendant toute sa carrière des ennuis avec l'administration coloniale, car considéré comme "annamitisant", atypique, d'où sa disgrâce en 1914 et sa nomination à Poulo-Condore alors qu'il était administrateur de 1ère classe et que ce poste était dévolu habituellement aux administrateurs de 3ème classe et au-delà.
Il est, avec Cudenet autre administrateur, un des rares à avoir la mansuétude des Vietnamiens. Huynh Thuc Khang, lettré de l'Annam qui passa 21 ans au bagne de Poulo-Condore à la suite des révoltes de 1908, a écrit ses mémoires "Thi tu tung thoai" (Souvenirs, écrits et poésies de prisons) dans lesquelles il a consacré une dizaine de pages à Joseph O'Connell, louant son humanité sa gestion humaine du bagne et le fait d'avoir rendu leur dignité aux prisonniers. Huynh Thuc Khang, assura la présidence de Vietnam en 1946, pendant que le Président Ho Chi Minh était en négociations à Fontainebleau.

Inauguration en 1949 de la Maison Commune (CĂ´ng So)

Inauguration en 1949 de la Maison Commune (CĂ´ng So)

Inauguration en 1949 de la Maison Commune (CĂ´ng So)
© Collection personnelle Gérard O'Connell

Mariée à quinze ans avec un homme que ses fonctions destinaient à séjourner loin des villes, Madeleine O'Connell accepte sans l'ombre d'une hésitation de passer sa jeunesse, sa vie dans la brousse. Son beau-père avant commencé une plantation à Tây ninh à l'époque des débuts, la plus dure pour les colons, elle se consacre tout entière à cette pénible tâche.
Elle connaît déjà les soucis, les risques et les dangers de la vie de planteur ; c'est donc de sa part un renoncement volontaire à l'existence agréable d'une jeune femme, qui lui serait si facile de mener. Il faut saluer au passage cet acte d'héroïsme muet, sans forfaiterie, et plus fréquent qu'on ne croit, d'une femme enfouissant sa jeunesse dans la brousse. Plus question pour elle de futilités et des charmes des premières années de la vie. Mais en outre du renoncement moral, il faut rappeler les sacrifices matériels qu'entraîne la création d'une plantation. Loin de pouvoir escompter des bénéfices immédiats, on doit d'abord acheter pour les planter des arbres qu'il faudra ensuite soigner pendant cinq ans et préserver de l'envahissement des herbes sauvages avant de leur demander le moindre rendement.
Mais l'énergie de cette femme est indomptable. Pour avoir de quoi continuer l'oeuvre commencée, aidée par un tâcheron annamite dont elle parle la langue couramment, elle fait faire des coupes de bois, partageant avec lui le produit de la vente.
Travaillant elle-même en forêt, chassant boeufs sauvages, gaurs, cerfs, tigres et éléphants, les uns pour nourrir ses équipes de travailleurs, les autres pour les protéger, elle parvient enfin par un courage tenace de chaque jour à créer une plantation modèle.
Les indigènes ne tardent pas à s'attacher à elle, car elle se penche sur toutes les misères, elle soigne les vieillards et leur donne un abri, elle recueille les nombreux enfants que trop souvent on abandonne devant sa porte avec à peine un souffle de vie, et qui, grâce aux soins diligents reçus, ne tardent pas reprendre des forces. Une vingtaine furent ainsi baptisés et élevés "enfants de la plantation".
Avec les années, la plantation de Madeleine O'Connell s'agrandit. Les Annamites l'appellent Bà lón (Grande Dame). Ils l'aiment et la vénérent à l'égal d'un des génies bienfaisants qu'adorent leurs croyances religieuses. Ses journées sont uniformisées dans le labeur. Elle n'a aucune minute de répit. Levée à l'aube, elle est sur le chantier quand le soleil monte sur l'horizon, pour tout surveiller sans arrêt. Il faut qu'une jeune chinoise qui lui est très dévouée aille lui rappeler qu'elle a oublié l'heure du déjeuner. Et combien de fois ne l'a-t-on pas vue jusqu'au soir, pendant que le soleil fatigué redescendait en rougeoyant sur la barre, suivre pieds nus ses boeufs labourant la rizière. Son caractère est ainsi fait qu'elle ne songe jamais à elle, et toujours aux autres, petits ou grands.
Mais la guerre arrive, entraînant en Indochine les événements que l'on sait. De tous les points où les Français étaient absents, ils ont pu être victorieux, les Japonais emmènent des prisonniers. La réaction ne tarde pas, et un service d'évasion s'organise. Marie-Madeleine O'Connell n'hésite pas un instant, aidée en cela par son mari, à entrer dans le réseau de résitance.
On sait qu'elle pratique couramment la grande chasse ce qu'il lui laisse une certaine liberté, à laquelle elle ne permettrait du reste aucune atteinte. Combien d'hommes, sous couleur de chasse de nuit, sont transportés d'un point à un autre, échappent à la surveillance des Nippons et recouvrent ainsi leur liberté.
Des parachutages d'armes s'organisent. Sans penser au danger, elle s'emploie à la réception et au transport. Un seul sentiment la conduit, celui que lui dicte sa conscience de Française.

Inauguration en 1949 de l'Ă©cole du village de Thanh-Dien

tInauguration en 1949 de l'Ă©cole de Thanh-Dien Indochine

Inauguration en 1949 de l'Ă©cole (Truong HĂ´c) du village de Thanh-Dien
© Collection personnelle Gérard O'Connell

Le 9 mars 1945, après leur fameux coup de main, les Japonais occupent tous les postes, profitant du petit nombre d'effectifs laissés en Indochine. Il faut sauvegarder ce qu'il reste pour les futures revanches. Inlassable, elle indique aux militaires où ils peuvent se réfugier et leur sert de guide. Et pour prévenir les dénonciations, il devient urgent de déplacer les armes cachées.
Du 9 au 16 mars, ne se fiant à personne, et aidée par ses fils Patrick et Guy, elle les transporte dans des charettes à boeufs sous une couche de fumier. Elle sauve ainsi dix-sept tonnes d'armes que les Japonais n'auront jamais.
Que l'on songe au courage calme qu'il faut pour passer devant les patrouilles nippons qui, méfiants, arrêtent tout le monde, fouillent, interrogent et sondent les cargaisons à coup de barres de fer pointues. Un geste de crainte, une attitude embarrassée et c'est la mort.
Madeleine ne cesse pas un jour de se tenir un jour en rapport avec les militaires, faisant la navette entre leur refuge et la ville, les ravitaillant en argent, nourriture et nouvelles. Ses déplacements incessants éveillent l'attention, et elle est plusieurs fois convoquée à la gendarmerie japonaise. Toujours calme, maîtresse d"elle-même, parlant plusieurs langues, elle s'en tire chaque fois par sa présence d'esprit. Mais les Japonais ont quand même des doutes, son activité leur paraît suspecte. Elle fait trop aimer les Français, ils décident de la supprimer. C'est d'ailleurs le moment où ils commencent leurs menées anti-françaises auprès des Annamites.
Le 23 mars 1945 Marie-Madeleine O'Connell se trouve sur sa plantation. Une bande d'Annamites exaltés fait irruption chez elle en vociférant des injures. Ce sont des indigènes à la solde des Japonais, ceux qu'on appelle des "locaux". Ils viennent arrêter le caporal de la plantation. Elle sait que s'il est emmené et torturé, il parlera.
Il faut l'éviter à tout prix. Pour prévenir l'attaque, elle se porte à leurs devants. Les Annamites surpris ont fait halte. Mais les meneurs la traitent de "sale gaulliste" et la menacent d'emprisonnement. Elle est pressée, bousulée.
Pousuivie par ses braillards, elle se dirige vers sa cuisine, oĂą l'un d'entre d'eux entre Ă  sa suite. Les autres, ricanants, l'encouragent Ă  tuer et repousse la porte sur eux.

Un hévéa en saignée et récolte du latex

Un hévéa en saignée et récolte du latex

Un hévéa en saignée et récolte du latex dans la plantation de Tây-ninh
© Collection personnelle Gérard O'Connell

Il semble dire qu'il n'y ait plus qu'à fermer les yeux et à de dire : Elle est morte. Ce serait mal connaître cette femme indomptable. La scène est rapide. L'homme s'avance pour frapper. Dans un geste immédiat de défense, Madeleine O'Connell a saisi une bouteille et en même temps qu'elle-même est frappée, elle en porte de toutes ses forces un grand coup sur la tête de son assaillant. La violence du choc a cassé la bouteille et le sang ruisselle. L'indigène furieux poursuit son assaut et comme Madeleine est tombée, il se jette à nouveau sur elle, essayant de lui porter un coup de couteau.
Il ne peut y parvenir car, tenant le goulot de la bouteille auquel adhèrent des bavures, elle lui en porte des coups à le figure et le verre reste fiché dans les chairs. C'est une lutte à mort, car l'homme a reçu l'ordre de tuer. Sentant ses forces s'épuiser, madame O'Connell a ramassé un maillet et frappe de grands coups sur le goulot qui pénètre de plus en plus profondèment. L'homme s'écroule enfin, terrassé par celle qu'il avait mission d'assassiner.
Les indigènes demeurés dehors, trompés par les cris de douleur de leur ami et croyant son oeuvre achevé, vont chercher des Japonais qui attendent à proximité, soit disant pour porter secours. La porte est ouverte, et qu'elle n'est pas leur surprise à tous en voyant Madeleine O'Connell debout, farouche, et à terre le tueur tué. Sous couleur de la protéger, elle est emmenée sous escorte japonaise à Tây-ninh, distant de cinq kilomètres.
Elle est pieds nus ; les Nippons l'obligent à marcher dans les pierres, tout en scrutant son visage pour y découvrir la trace de ses souffrances. Sans provocation, sans forfaiterie, elle sourit doucement. Pourtant ces cinq kilomètres pieds nus sont pour elle un véritable chemin de croix. Car, et cela montre la regrettable facilité avec laquelle certains Annamites timorés se rangent au côté de celui qui leur paraît le plus fort, le groupe des "locaux" passés à l'ennemi, parmi lesquels beaucoup lui doivent tout, la suivent en l'injuriant et en lui crachant au visage. Une femme, dont elle a élevé son enfant, est la plus acharnée. Madeleine ne dit rien et même les excuse.
Arrivés à Tây-ninh, les Japonais pour faire une démonstration spectaculaire, l'attache au parapet d'un pont et font ranger devant elle un peloton d'exécution. Un officier nippon commande le feu, et... tout les soldats ont tiré au-dessus de sa tête. Les Japonais ont-ils voulu faire un simulacre ? Madeleine O'Connell n'a pas bronché. Emerveillés, les nombreux Annamites présents diront plus tard : "La Vierge Noire (vierge de la montagne de Tây-ninh) marchait au près de madame O'Connell et quand les Japonais ont tiré, elle a attrapé toutes les balles."

Affiches durant la seconde guerre mondiale

Indochine pendant la seconde guerre mondiale Indochine pendant la seconde guerre mondiale RĂ©sultat de la collaboration nippo-franco-indochinoise

Affiches de propagande du gouvernement de Vichy

Madeleine O'Connell est ensuite conduite au fort où les officiers lui font des saluts. Ils viennent examiner cette femme de taille moyenne, plutôt frêle, et regardent ses mains en se demandant comment avec des poignets si minces, elle a pu exécuter son bourreau.
Tous les Japonais furent très impressionnés par ce courage d'une femme française, et ils en parlèrent à Phnom-Penh et à Saïgon avec beaucoup d'admiration. Au bout de peu de temps il n'y a plus d'honneurs, et Madeleine O'Connell est interrogée suivant les règles japonaises. Elle résiste. Elle reçoit des coups. A toutes les questions, elle répond : "je ne sais pas". Mais la fatigue et la douleur l'accablent. Elle craint de parler. Elle ne veut pas, elle préfère mourir. Alors pour attirer les coups et en finir au plus vite avant d'avoir laissé échapper ce qu'elle ne veut pas dire, elle injurie tous les officiers présents en anglais, en français en Annimite pour être mieux comprise.
Elle a réussi, les coups pleuvent plus durs et plus forts. Enfin elle se sent près de l'évanouissement. Elle se croit délivrer par une mort prochaine. Elle se trompe. Car entre temps, les Japonais ont fait creuser un profond. Ils l'y jettent et l'obligent à s'y tenir debout. Sa tête affleure le sol. Et pendant que l'interrogatoire continue, les soldats nippons jettent dans le trou des pelletées de terre. C'est l'ensevelisement progressif. Elle voit la terre couvrir ses genoux, ses hanches, sa poitrine. Déjà le tassement de la terre et l'empêche de respirer. Le niveau monte à sa cou. On met un sabre sur le sol en travers de sa bouche. C'est "la mort du soldat". Elle s'évanouit.
Or, sa défaillance l'a sauvée. Quand elle reprend ses sens, elle se trouve, elle se trouve allongée sur un lit de camp. Un docteur japonais se tient à ses côtés. Sa première idée est : "Ils vont recommencer". Non, ils ne recommencent pas. Ils ont été très impressionnés par son courage et ils l'admirent. Ils rendent les honneurs et lui font des saluts à 45 degrés, comme seuls les Nippons savent en faire. Elle est donc relâchée.
Mais comme tous les Européens de Cochinchine ont été "concentrés" dans la capitale, elle est forcée de rejoindre Saïgon où elle retrouve ses enfants et son mari. La famille possède dans la ville trois domicile au moins. Ils y cachent des parachutistes anglais et continuent à se rendre utile à tous ceux de la Résistance. Au jour de la Libération, les Anglais reconnaissants lui remettent un sabre d'honneur pris à l'ennemi.
Dès qu'il est possible aux colons de rejoindre leurs plantations, elle est la première à reprendre la direction de la sienne. Mais elle y trouve un désordre indescriptible. Sous la menace des Vietminhs, toute la population a quitté les villages. Les menées japonaises ont réussi. De véritables bandes se sont formées sous la direction de ceux qui ont déserté au dernier moment plutôt que de se rendre et, par intidimation, ils obligent tout le monde à les suivre. Les Annamites ont peur, car les Vietminhs leurs ont fait croire que les Français tuaient tout le monde sur leur passage, ce qui les a déterminés à abandonner leurs maisons et leurs terres.
La tĂŞte de la tribu, le chef de l'organisation, c'est Madeleine. Les Japonais puis les Vietminh, ne s'y trompent pas.
Dès le retour de Madeleine O'Connell, un mot d'ordre circule : "Bà-lôn" (la grande dame) est revenue. Mais autour de la plantation tout est désert.
Les caî-nhàs de paillotes aux portes closes ressemblent de loin à d'énormes meules de blé carrées échelonnées sur la plaine.
Rien ne bouge, sinon les feuilles des bananiers que le vent agile comme de mous éventails. Seuls quelques chiens maigres au poil ras, jaune ou couleur de vase, montrent l'émail blanc de leurs crocs sur les talus et l'on sait si leurs babines sont retrousées par l'envie de mordre ou par la faim. Quand reviendra la vie dans ce village ?
Enfin, voici un être humain qui s'avance. C'est une baya (vieille femme) aux joues creuses sur une bouche édentées, qui à pas prudents, ose venir aux nouvelles.
Elle se trouve en présence de la "Bâ Lôn" qui lui parle doucement en souriant et lui dit que tous ceux qui reviendront seront bien reçus, et qu'ils pourront rester chez eux. En quelques heures, la nouvelle s'est répandue et, au bout de peu de jours, des milliers d'indigènes sont de retour.
Les portes des cai-nhàs s'ouvrent, les villages revivent. Ils se sentent sous la protection de la "grande dame", qui, jusqu'à sa mort devait les défendre et les conseiller.
Cependant, chaque Annamite qui travaille pour les Français est menacé. La terreur et l'insécurité provoquent partout le désordre. A travers l'insécurité, Madeleine O'Connell continue son oeuvre. La plantation travaille de nouveau presque normalement. Le personnel est encouragé, soigné.
De la quinine est distribuée aux coolies. Pour sa conduite pendant la Résistance, pour avoir sauvé un régiment des embûches ennemies, en indiquant les chemins sûrs, pour avoir reçu et caché des armes parachutées, et avoir accompli sans hésiter tant de gestes courageux, Marie-Madeleine O'Connell est citée à l'ordre de l'armée par le général Leclerc.

Affiches de 1945

FranÇais l'indochine est captive Tu dois déiivrer lIndochine Appel du Général de Gaulle

Affiches de la libération de l'Indochine en 1945

Avec sa ténacité, cette femme au grand coeur poursuit la tâche qu'elle s'est tracée. Tout ne va pas comme elle voudrait. Elle fait connaissance avec la sournoiserie orientale. Des dénonciations sont même tentées contre elle, sans suite, naturellement. Mais elle fait tant de bien dans toute la région, qu'elle ne craint rien et ne peut parvenir à admettre que ceux pour qui elle a tant travaillé puissent se tourner contre elle. Sans répit, elle s'emploie à faire rentrer chez eux tous ceux qui voulait faire leur soumission. Dès le matin, de vieilles femmes, des enfants, toute une foule de quémandeuses se pressent devant sa porte, accroupis sur les marches du perron. Infatigable, elle écoute la requête de chacun, prend des notes ; et sa peine est immense quand elle sait que pour certains il est trop tard pour les secourir.
Quelques jours avant sa mort, un colonel de Tây-ninh lui avait accordé la mise en liberté de dix prisonniers et elle devait donc assumé la lourde responsabilité de choisir parmi une centaine ceux dont la situation était la plus intéressante. C'était pour elle un véritable cas de conscience et la crainte de se tromper, de faire une injustice involontaire, la tenait éveilée pendant des nuits entières. Jusqu'à son dernier jour, elle s'est penchée sur toutes les misères. Des détresses réelles à sincères venaient-elles à se manifester ? Elle les aidait de ses derniers personnels. L'hôpital de Tây-ninh avait-il besoin de coton hydrophile, manquant de fonds pour en acheter ? Elle donnait cinq mille piastres (85.000 francs de 1949) sans attendre les problèmatiques, afin que les soins aux blessés et aux malades fussent donnés.
Le 26 décembre 1947 à Tran-Bang, les chefs vietminh tiennent une réunion au cours de laquelle la mort de Madeleine O'Connell est décidée. Cette femme fait trop aimer les Français, il faut la supprimer. Les colons, les bons Français qui font respecter notre race doivent disparaître de l'Indochine. Le "Chi-Dôï" qui prononce la sentence va jusqu'à dire que si l'on tue madame O'Connell :
"c'est plus qu'un général qui disparaitra".
Le gérant annamite de sa plantation ayant été enlevé. Madeleine O'Connell apprend en même temps que Tây-ninh va être attaqué. Elle fait part aux autorités de ce qui lui arrive et de l'attaque projetée de Tây-ninh. L'admnistration n'a peut-être pas la décision assez prompte et on lui répond : "Vous exagérez, Madame !"
Alors, elle agit seule. Elle capture elle-même sept vietminhs notables, puis fait savoir au parti Vietminh qu'elle ne délivrera les sept hommes que lorsqu'on lui rendra son gérant. Le lendemain 28 décembre, elle voir revenir son gérant libéré.
Mais il lui tend un pli dont on l'a chargé. C'est un message signé du "Chi-Doï" qui l'a condamnée. Dans cette lettre élogieuse pour elle et très respectueuse, il dit entre autres choses :
"Si parfois nous sommes obligés de vous faire un tort quelconque, pardonnez-nous".
Et c'est l'auteur de ces lignes qui, à la réunion de Tran-Bang, a décidé de sa suppression. Le gérant lui confirme d'ailleurs qu'elle est condamnée à mort. Elle hausse les épaules. Elle pourrait quitter la forêt et trouver la sécurité à Saïgon. Mais elle n'abandonne pas les milliers d'Annamites qui vivent autour d'elle et par elle.
Le 30 décembre 1947, la voilà partie à 8 heures, comme chaque jour, en inspection sur son auto, en compagnie d'un partisan (notable), du chauffeur, de son fils Roger et de Zazou, un gibbon apprivoisé qui ne la quitte pas. Elle sort de la maison, fait environ deux cent mètres sur la route et rentre dans sa plantation. Au bout de trois cent mètres, la voiture se met à tousser. Le chauffeur stoppe, descend, et commence à démonter le carburateur, pendant que Madeleine et Roger jouent avec le singe auprès de l'auto.

La maison de Marie-Madeleine O'Connell à Tây-Ninh

tLa maison de Marie-Madeleine O'Connell Tây Ninh Indochine

La maison de la plantation O'Connell à Tây-Ninh
avant l'attaque Vietminh et sa destruction en 1954
© Collection personnelle Gérard O'Connell

Tout à coup, une rafale de mitrailleuse passe juste devant eux. Ils comprennent qu'ils sont visés. Madeleine, avec les autres, contourne l'auto pour prendre son fusil. Les Vietminh ont tendu trois embuscades d'une centaine d'hommes chacune, une sur chaque piste. Ils sortent des trous de digue où ils s'étaient dissimulés. Trois fusils contre trois cent mitraillettes et mitrailleuses. Que faire ?
Avec son courage habituel. Madeleine O'Connell combat bravement en se repliant vers la maison. Pendant ce temps, les Vietminhs chargent à fond et d'autres la contournent pour la fusiller à bout portant. Une balle lui traverse le cou et le notable a le bras cassé. Les secours des partisans venus de la maison arrivent juste pour mettre en fuite une partie des assaillants. Le chauffeur a eu la présence d'esprit de cacher le corps de Madeleine dans une mare et l'assitant dans le grenier à paddy.
La bataille continue, car Madeleine O'Connell étant hors de combat, les Vietminh se sont libérés de cette terreur qu'elle leur inspirait. Ils envahissent la maison, volent les boeufs et emmènent les gardiens.
Un docteur militaire est venu de Tây-ninh ramassée la blessée à neuf heures. Elle avait eu la force de cacher son arme pour que l'ennemi ne s'en serve pas et en révéla l'emplacement.
On attendit jusqu'à treize heures pour prendre la décision de l'envoyer à Saïgon. Grâce à l'avion, elle y était à treize heures trente. Dans l'avion, durant le trajet, ne pouvant pas parler, elle communiquait avec le docteur à l'aide de bouts de papier. Sur l'un deux, elle a écrit :
"Ils m'ont fusillée à bout portant avec une mitrailleuse."
Marie-Madeleine O'Connell, dont le nom restera comme un exemple de courage silencieux, a donné toute sa vie à son oeuvre, enterrant sa jeunesse dans la brousse. Mariée à quinze ans, elle n'a connu de l'existence que les devoirs et les combats. Les hommes militaires ou civils, qui représentent la France aux pays d'Outre-Mer, reçoivent quelquefois des distinctions et des témoignages de satisfaction... Leurs compagnes françaises, elles, se contentent de la haute et silencieuse conscience du devoir accompli... ou de distinctions posthumes.
Le général Pierre Boyer de Latour a tenu cependant à reconnaître lui-même le magnifique courage de cette Française en lui décernant une citation, malheureusement posthume, qu'il a adressée à son mari Daniel O'Connell avec une lettre de condoléances émues.

La dernière photo de Madeleine O'Connell

Madeleine O'Connell

Dernière photo de Marie-Madeleine en Septembre 1947, avec son gibbon Zazou, avant l'attaque Vietminh.
A noter son habillement de tous les jours : "ao bà ba" (tunique noire), "cai quân" (pantalon noir), vêtements en toile comme les portaient les paysans vietnamiens. Aucun maquillage ni parfum, jamais de vêtements européens !
© Collection personnelle Gérard O'Connell

Lettre du Général Boyer de Latour à Daniel O'Connell

Général Pierre Boyer de la Tour

Le Général Pierre Boyer de la Tour

Troupes Françaises de l'Indochine du Sud
Cher Monsieur,
La nouvelle du lâche assassinat dont a été victime Mme O'Connell m'a douloureusement ému.
Je vous envoie le texte de la citation qui vient de lui être décernée, pour le magnifique courage dont elle a fait preuve.
Ce texte, dans sa concision toute militaire, est l'hommage que l'Armée lui adresse et le gage que son souvenir et son exemple seront pieusement conservés.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sincères condoléances et de mes sentiments attristés
(Signé : de Latour)

La citation :
Par délégation du Général commandant Supérieur des Troupes Françaises en Extrême-Orient,
Le Général de Brigade de Latour, commandant les Troupes Françaises d'Indochine du Sud,
Cite,
A l'ordre de la Division,
A titre posthume,
Mme O'Connell Marie-Madeleine, directrice de Plantation Ă  Tayninh.
"Installée depuis plus de vingt-cinq ans dans la région de Tayninh (Cochinchine) où elle dirigeait sa plantation. Mme O'Connell n'a cessé de prodiguer ses soins et sa charité à la population annamite dont elle s'était acquis l'affection. Dès la Libération, elle rejoint sa plantation où elle rend aux autorités les plus grands services grâce à sa connaissance du pays et de ses habitants. Le 30 décembre 1947, près de Tayninh (Cochinchine) elle tombe dans une embuscade. Faisant face à l'adversaire, elle est, après quelques instants de combat, blessée mortellement. Avec un sang-froid remarquable, elle cache son arme dont elle indiquera l'emplacement aux renforts venus à son secours. Décédée des suites de ses blessures le 30 décembre 1947, Mme O'Connell demeura pour tous un bel exemple de courage et d'abnégation.
La présente citation comporte l'attribution de la Croix de Guerre des T.O.E. avec étoile d'argent.
(Signé : P.O. Le Chef de Bataillon Debril, Chef du Cabinet Militaire)

Depuis le drame, qu'est devenu la plantation de Tây-ninh, toute l'oeuvre française de Marie-Madeleine O'Connell, ce magnifique lambeau du patrimoine français ?
Aux côtés des soldats de France qui combattent héroïquement en Indochine, une femme, une vraie, une bonne coloniale, est venue ajouter, pour l'édification de tous les pays qui regardent notre race, l'exemple de sa ténacité et de son courage.
Espèrons que ce sera pas en vain que, le 30 décembre 1947, à Saïgon, un petit cercueil s'en allait de la rue Lagrandière à la rue de Bangkok.
Franc Bartholdi-Sabad
Article paru dans le mensuel Tropiques d'Avril 1949

Tablette funéraire "bài vi" de la pagode de Thanh-Diên

Tablette funéraire bài vi

Tablette funéraire "bài vi" déposée à la pagode de Thanh-Diên par les villageois et consacrée à Marie-Madeleine et à Patrick et Guy ses deux fils eux aussi tués par les vietminh.
© Collection personnelle Gérard O'Connell

En 1997, le bonze a remis à son petit-fils monsieur Gérard O'Connel, cette tablette ainsi qu'une autre consacrée à Joseph O'Connell fondateur de la plantation, dans une cérémonie pour le départ des âmes des défunts. Elle avaient été cachées depuis 1975 pour les soustraire à la vue des communistes athées :
"vô thân" qui les auraient détruites.

Les deux fils de Marie-Madeleine O'Connell, Patrick et Guy furent tués par le Vietminh le 14 janvier 1953.
De la famille O'Connell ne resteront que le père, Daniel, mari de Marie-Madeleine, et leur dernier fils, Roger. Le Vietnam Ă©tait leur pays. Ils vont rester Ă  SaĂŻgon dans un compartiment situĂ© au 104 rue Albert Mayer (actuellement Võ Thị Sáu), après la chute de SaĂŻgon en 1975, ils refusèrent de quitter leur pays natal.
En 1978, ils furent attaqués dans leur compartiment par des bandits, soi-disant déserteurs de l'armée du Sud-Vietnam, qui sous la menace de mutilation des doigts les dépouillèrent de leurs biens précieux.
C'est alors qu'ils se décidèrent à quitter la Vietnam pour la France. Daniel ne supporta pas longtemps son exil et mourut en 1979, et Roger en 2000.

Un grand merci Ă  son petit-fils GĂ©rard O'Connell

dragon

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