Le Delta du Fleuve Rouge ( Đồng bằng sông Hồng)
au début du XXème siècle
Transport du Delta du Fleuve Rouge.
Une Monoroue - Chaloupe du "Service subventionné des correspondances fluviales" à Haïphong. Collection P. Dufresne - Haïphong.
Départ pour l'aventure en 1858
Le village de Brusque (Aveyron) © Fagairolles 34
L'histoire des frères Roque commence à Brusque, petit village de l'Aveyron de 500 habitants à 10 kilomètres au sud de Sylvanès, sur la petite rivière du Dourdou, affluent du Tarn, à 465 mètres d'altitude. Les personnages de cette histoire s’appellent Victor, Xavier et Henry Roque.
Ils ont atteint le niveau d'études qu'offrait le collège des frères à Brusque, soit la troisième. C'est à Bordeaux (capitale du commerce maritime français à cette époque) que les trois frères trouvent des situations. En particulier, l'aîné, Victor et le troisième, Xavier s'initient au commerce dans la maison Tardieu.
Les navires français et espagnoles devant Tourane en 1858
Départ pour l'aventure en 1858
Par ailleurs, on parle de plus en plus de la Cochinchine, partie Sud de ce qui deviendra l'Indochine. Tous les efforts des européens pour y prendre pied se transforment en échec. Les plénipotentiaires français se font reconduire à leurs navires. Les évêques et les missionnaires se font massacrer. La question d'une intervention militaire est débattue dans les conseils gouvernementaux en Août et Septembre 1852. Mais, le Prince-Président, futur Napoléon III, temporise.
Ce n'est qu'en 1856, avec la persistance des sévices exercés sur les religieux, que l'Empereur décide d'envoyer au Vietnam une mission diplomatique pour y renouer des relations. Des expéditions ont lieu en 1856 et 1857; elles sont fort mal reçues au Cambodge et en Cochinchine; elles tournent même à une sorte de déroute car, les différents navires n'étant pas arrivés à destination en même temps, nos troupes sont obligées de se replier de façon si peu glorieuse que l'Empereur d'Annam Tu-Duc parle des "Français qui aboient comme des chiens et qui fuient comme des chèvres" ....
Enfin, au conseil du 1er Juillet 1857, une intervention armée est décidée. Il est très probable que c'est cette décision qui déclenche dans l'esprit des trois frères l'idée de tenter l'aventure en Extrême-Orient. Le but est la Cochinchine, mais celle-ci n'étant pas ouverte, ils décident que deux d'entre eux se rendront d'abord aux Philippines afin d'être prêts à sauter à Saïgon dès que ce sera possible.
Victor (29 ans) part donc avec Xavier (presque 23 ans). Quant à Henry, il va servir l'escapade des deux autres de façon romanesque
Les trois frères Roque pensent probablement qu'il est préférable que leurs parents ne connaissent leur projet que le plus tard possible, ce qui, évidemment, ne peut que retarder le moment où ils auront quelques raisons de s'inquiéter. Aussi les partants laissent à Henry des lettres antidatées que ce dernier doit se charger d'expédier à Cusses où leurs parents ne se doutent de rien....
Rappelons que ni téléphone, ni télégraphe ne relient ces régions lointaines à la France et qu'une lettre emprunte un voilier qui fait le tour de l'Afrique avant de traverser l'Océan Indien. Le délai de route est de quatre à six mois; il faut ajouter le délai d'attente au port de départ, aucun service régulier n'existant avec l'Europe.
Victor et Xavier prévoient d'envoyer une lettre dès qu’ils seront arrivés à Manille. Si les parents découvrent la fugue avant la réception de celle-ci, c'est Henry qui se trouve chargé de passer aux aveux et de calmer leurs alarmes. On peut supposer que ce fut le cas car les parents ont dû trouver assez vite que les lettres de Victor et de Xavier répondaient de moins en moins bien à leurs questions!
Leur pécule de départ est certainement très modeste et comporte, naturellement, les économies que ces trois jeunes gens ont pu faire pendant leurs premières années d'activité à Bordeaux et probablement avec l'aide de leur propre oncle.
Le voyage
Le voyage autour de l'Afrique dure, sur un rafiot infâme, sept mois; ce qui permet de s'initier à l'espagnol et de se documenter auprès de passagers se rendant comme eux-mêmes aux Philippines. Leur première lettre, de Singapour, datée d'Octobre 1858, est très optimiste, avant même d'avoir débarqué dans l'archipel. Ils y déclarent:
"Le commerce de ces îles, qui est considérable, est entre les mains de 62 maisons espagnoles, 7 anglaises, 3 françaises, 4 américaines, 1 allemande et 2 suisses. Il y a donc encore de la place pour nous et, au dire de ceux qui y ont vécu, c'est encore un pays vierge."
Les Français arrivés à Tourane (maintenant Danang) trois mois après que la Marine y ait elle-même debarque ne devaient pas être nombreux. Nous sommes fin 1858 et Victor est envoyé à Manille par l'Amiral Rigault de Genouilly pour organiser le ravitaillement des vivres frais et des provisions de toutes sortes.
Plusieurs chargements de viande sur pied sont expédiés par différents navires. Les ressources de Manille étant épuisées, les expéditions continuent de Hong-Kong.
Victor et Xavier appellent à la rescousse leur frère Henry qui arrive en Extrême Orient en 1859. Henry reste à Tourane pour fournir le corps d'occupation qui vient d'entrer en Cochinchine en prenant Saïgon.
Quant à Victor et Xavier, ils saisissent une opportunité en assistant le corps expéditionnaire en Chine en lui livrant ce dont il a besoin.
L'Amiral Francis Charner
L'Amiral Charner, chargé d'organiser le ravitaillement, charge Victor de la fourniture de vivres. Il est commissionné comme intendant provisoire à Hong-Kong par l'Intendant Perrier et confirmé dans ces fonctions par l'Intendant en Chef Blondeau. L'Amiral donne à Victor tout pouvoir pour accepter ou refuser les denrées qui lui sont proposées.
En 1859, Victor et Xavier s'installent à Hong-Kong. Victor est déjà en liaison avec Hong-Kong où arrivent les bateaux européens en provenance de Bordeaux par la ligne de Chine ; ce grand port anglais est, avec Singapour, la grande ressource pour les européens: bassins de radoub, construction de navires, banques et assurances ne se trouvent, pendant longtemps, que dans ces deux ports.
Quand les opérations militaires commencent, Xavier rejoint l'armée à Tien-Tsin. Dans un document manuscrit établi au camp de Syn-Khoen le 28 Août 1860, le Prévôt de l'Armée:
"autorise le sieur Roque Xavier, commerçant, né à Cusses (Aveyron), qui lui a présenté des garanties suffisantes de bonne moralité, à suivre le dit Corps expéditionnaire partout où il se trouvera pour y exercer l'industrie de pourvoyeur".
Xavier transmet les besoins du corps expéditionnaire à Victor en suivant la troupe.
Le rôle de fournisseurs de l'armée qu'ont obtenu Victor et Xavier ne se limite pas aux denrées qui ne venaient pas de la métropole. Le dépannage qui suit est la preuve de leur débrouillardise:
Pendant l'été 1860, le "Weser", navire qui apporte, avant l'hiver, les vêtements molletonnés destinés à l'Armée et à la Marine fait naufrage en mer de Chine où les typhons sont fréquents. On demande aux Roque ce qu'ils peuvent faire. Il ne reste que deux mois avant l'hiver, ce qui exclut de faire appel à la métropole. Les délais pour prévenir celle-ci, fabriquer les vêtements et les faire parvenir sur les côtes de Chine seraient très excessifs.
Victor prend ce pari et le gagne. Il achète à Hong-Kong un certain nombre de machines à coudre, le tissu nécessaire, installe à Hong-Kong, à Macao et à Canton des ateliers provisoires où quelques dizaines de couturières chinoises réalisent la commande dans le délai de deux mois qui sépare le naufrage de l'hiver.
Saïgon en 1860
Assaut de la citadelle de Saïgon par le corps expéditionnaire Franco-Espagnol le 17 février 1859 - D'après le croquis envoyé par monsieur L. Roux secrétaire de l'Amiral Rigault de Genouilly. Dessin paru dans "L'Illustration".
En Février 1859, l'escadre de l'Amiral Rigault de Genouilly prend Saïgon, fait sauter la citadelle et rejoint Tourane en laissant 760 hommes qui y campent jusqu'en Décembre où l'Amiral Page commence à installer la ville.
Déjà bâtie en matériaux légers avant le débarquement français, Saïgon n'a pas survécu aux destructions de la guerre. L'exode général qui a suivi a laissé la ville à peu près déserte. Les habitants n'y reviennent que lentement. Le terrain, non drainé, est spongieux et marécageux. L'humidité fait côtoyer à l'excès insectes, serpents et scorpions. Le port de Saïgon est ouvert au commerce le 22 Février 1860 "sans barrières douanières ni taxes préférentielles".
C'est dans cette année 1860 qu'Henry quitte Tourane et transfère ses activités à Saïgon. La campagne de Chine terminée, Victor et Xavier l'y rejoignent fin 1860, tout en gardant un bureau à Hong-Kong.
Débuts en Conchinchine en 1860
Revenons aux trois frères réunis à Saïgon. Ils sont, avec les commerçants Chabert, les premiers Bordelais non armateurs qui s'installent en Cochinchine. Après les premiers mois passés essentiellement à assurer le ravitaillement des troupes, ils veulent transformer leur camp volant en une véritable maison de commerce.
Pour que celle-ci ait "pignon sur rue" à Saïgon, ils y construisent une maison à étage, nouveauté dont le sous-préfet, Monsieur de Grammont, dira en 1862, que "cette maison à étage est un grand sujet d'étonnement pour les annamites".
S'ils ont quelques notions commerciales, ils n'ont ni spécialités, ni connaissances industrielles. Par contre, nous savons qu'Henry a établi de bonnes relations d'affaires avec les Annamites, ce qui a permis à la maison Roque de rendre les plus grands services à l'Armée et facilitera d'autres relations commerciales. Mais ils comprennent rapidement que l'on ne peut pas, dans un pays vierge, vendre sans avoir fait une transformation des matières brutes locales ou fourni une prestation quelconque; nous dirions donné une "valeur ajouté".
Charles Meyer résume l'activité des trois frères:
"La plupart des négociants venus chercher fortune en Cochinchine visaient le ravitaillement de l'armée en campagne, ou, plus exactement, les bénéfices qu'en tirent, toujours et partout, les munitionnaires.
Les trois frères Roque, à cet égard, étaient exemplaires....L'Amiral confie aux trois frères l'approvisionnement des troupes en farine, pain, biscuits et viande fraîche et enfin celui du bois d'oeuvre pour ses constructions.
Bientôt, ils touchent à tout: au remorquage, à la fabrication du sucre, à l'opium, aux travaux publics... On les soupçonne de méthodes pas très orthodoxes et l'Amiral La Grandière les tient à l'oeil..."
Nous allons détailler ces tentatives, semées d'embûches, qui supposent de nombreuses démarches en Europe, à Singapour et à Hong-Kong, de longs déplacements, des négociations et des risques.
Départ d'une cannonière à Hanoï en 1885
Dessin d'Eugène Burnand dans la revue L'Illustration.
Essai dans l'industrie sucrière en 1862
En 1862 Victor tente d'installer une usine de fabrication de sucre.
Partant d'un point de vue technique, le meilleur rendement d'une installation moderne comparée à celles des vietnamiens, Victor se propose de procurer à ces derniers, en échange de leur canne, la quantité de sucre qu'ils obtiennent eux-mêmes par des procédés primitifs; il prend son bénéfice sur l'excédent de production et les vietnamiens, pour le même gain, évitent le travail de la fabrication et disposent d’un sucre de meilleure qualité.
Pour réaliser sa sucrerie, Victor demande à l'Amiral Bonnard d'établir son usine au centre de la région productrice, à Bien-Hoa (environ 40 kilomètres au Nord de Saïgon), dans la pagode royale désaffectée. L'Amiral, sagement, estime que, désaffectée ou non, ce serait risquer de heurter les convictions religieuses des habitants que d'y installer une usine. L'essentiel pour Victor est que l'Amiral lui prête un autre grand édifice.
L’abbé Jean Antonin Marie, frère aîné de leur mère, les y aidera en écrivant à une de ses connaissances, Monsieur Rouher, Ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics la lettre au style emphatique qui suit:
"Il nous appartient de savoir utiliser la fertilité incomparable de la Cochinchine. On l'a compris puisqu'on s'est préoccupé d'attirer à Saïgon des émigrants européens".
Il explique que Messieurs Roque, ses neveux, viennent de monter :
"une sucrerie avec des appareils et des moteurs à vapeur, qu'ils ont fait venir de France à grands frais".
"Quelque confiance qu'on puisse avoir, il faut une certaine hardiesse pour confier à des opérations de cette nature beaucoup de capitaux, son intelligence et ses soins. Il faut oser beaucoup, mais le succès, quoi qu'on en dise, ne répond pas toujours à l'audace. J'ai la confiance qu'il y répondrait pour mes neveux si Votre Excellence daignait prendre leur oeuvre sous son patronage. Livrée financièrement à elle-même, l'entreprise de mes neveux n'est que plus digne des sympathies de l'administration coloniale de Saïgon".
"Il y a quelques jours Monsieur Fould disait; Nous devons montrer à ces nations (Chine, Indochine, Japon) qui nous appellent barbares, que notre industrie peut les vaincre aussi bien que nos armes".
"Répétées au Gouverneur, ces paroles vaudront des encouragements à Messieurs Roque. L'expression de votre sympathie empêchera l'isolement de se faire autour de leur oeuvre. J'ose espérer que le concours tout-puissant et chaleureux de votre Excellence ne fera pas défaut à Messieurs Roque et que le prochain courrier apportera à l'Amiral Bonard l'expression de votre sollicitude".
Cent quarante années après, le lecteur croit rêver: l'oncle chanoine ne méprise pas la conquête par les armes - l'exécution de nombreux missionnaires est récente - même si, pour aider ses neveux, il defend l'industrie. Le plus étonnant est la précision avec laquelle il dicte au ministre et, par procuration, à l'Amiral-Gouverneur, la conduite à tenir pour aider les Roque dans leur "oeuvre" en les prenant sous leur "patronage".
La requête de l'oncle-chanoine ne pouvait qu'échouer. L'intérêt du ministre se limite à la plus banale transmission:
"Qu'on recommande à l'Amiral Bonard le neveu qui a fondé une sucrerie en Cochinchine".
L'annotation permet au ministre, le cas échéant, de pouvoir soutenir qu'il est intervenu favorablement, sans qu'aucun effet réel ne puisse lui être reproché par la Métropole.
Curieusement, en 1862, l'administration se désintéresse du sucre au moment où elle ne peut pas ignorer que le sol des vieux pays producteurs commence à s'épuiser tandis que, à Java et aux Philippines, la production sucrière est en plein essor. Ce n'est que dix ans plus tard que l'administration portera un grand intérêt à l'industrie sucrière...
L'idée de Victor, aussi bonne qu'elle soit techniquement, bute sur les habitudes locales et les positions acquises par les propriétaires annamites de moulins. Ces derniers se coalisent. Il devient bientôt impossible d'obtenir des cannes en quantité suffisante. L'entreprise végète. C'est l'échec. Victor abandonne.
La machine à vapeur mentionnée par l'abbé est la toute première installée en Cochinchine. Elle sera réutilisée plus tard.
Le port de Saïgon en 1880
L'exploitation des bois 1861-1863
Heureusement, les frères n'ont pas qu'un fer au feu. Ils ont tenté également d'exploiter l'un des rares éléments de fret existant alors pour l'Europe, le bois. Le bois est également une denrée très nécessaire à la jeune colonie naissante pour la reconstruction de Saïgon.
Mais, une fois de plus, l'action de l'administration, loin d'aider les colons, ne fera que freiner leur établissement.
En effet, dès 1861 (la colonie a un an), Paris donne l'ordre de mettre en adjudication les terrains vacants de la ville. Déception des commerçants et des colons qui espèrent des concessions gratuites de ces terrains inoccupés, ou au moins un droit de préemption sur les étrangers qui se présenteront. Au contraire, les étrangers sont sollicités à grand renfort de publicité dans les grands ports voisins, ce qui, augmente le prix d'achat pour les Français.
Le 25 Février 1862, les Bordelais formulent leurs doléances dans une pétition adressée à la Chambre de Commerce de Bordeaux. Peine perdue. Le gouvernement métropolitain, réticent, ne désire pas supporter les frais de lancement de la nouvelle colonie , d'où un grand besoin d'argent de l'administration locale.
Paris répond seulement qu'il ne sera pas touché aux lots occupés par des commerçants déjà installés et que, pour ceux qui ont commencé à édifier, ils doivent le terrain, mais pourront obtenir des délais de paiement....
Pendant ce temps (1861 et 1862), Victor agit très rapidement pour se procurer du bois dont le besoin s'annonce important pour la construction de Saïgon: il s'agit essentiellement de maisons en bois et, qui plus est, sur pilotis. Sans rien demander à personne, il envoie agents et coolies à l'intérieur du pays et se porte acquéreur d'une quantité considérable de billes.
Le prix du bois a été fixé entre Victor et le chef du service administratif du Gouverneur. Mais, fin 1862, l'Administration, négligente jusque là , reprend l'affaire en mains et entend fixer à nouveau le prix, à la baisse bien entendu.
Victor provoque alors une pétition où, outre les doléances sur le coût des terrains à Saïgon, il s'élève contre le refus de l'Administration d'acheter son bois suivant les conditions fixées et accuse l'arrêté Bonnard d'apporter une entrave au commerce. Cet homme de trente quatre ans ne manque pas d'audace.
Il en ressort que, même avec un prix de vente diminué de moitié, l'affaire reste rentable. Mais Victor a eu l'adresse de trouver très tôt ce filon, et de profiter sans hésiter de l' "autorisation verbale" d'un chef de service qui n'a probablement pas soumis cette dernière à l'Amiral, ce dernier ne l'aurait peut-être pas donnée aussi avantageuse.... Quant au chef de service, il est possible que l'Amiral ne l'ait pas vraiment félicité !
Ceci dit, il fallait une certaine audace pour aller chercher ce bois, dans les forêts d'un pays non encore entièrement pacifié, et pour le rapporter, par flottage sur les fleuves, à Saïgon.
Farines, pains, biscuits, viande, etc... 1862-1865
En 1861, les frères Roque s'étaient déjà fait remarquer en secourant l'Armée qui manquait cruellement de farine. En moins d'un mois, la maison Roque établit 48 moulins chinois à manège qui permettent de parer à cette situation. Ces activités réussies facilitent certainement le choix qui se porte sur eux. Le 1er décembre 1862, les frères Roque acceptent, pour deux ans, le marchè pour la fourniture au corps expèditionnaire des farines, pains et biscuits.
La difficulté de ce genre de contrat temporaire est évidemment la nécessité d'un investissement pour satisfaire le marché, mise de fond qu'il n'est pas forcément facile d'amortir dans un délai aussi court, ce qui est une très bonne affaire en cas de renouvellement de contrat peut, en cas contraire, n'être qu'opération dérisoire, voire catastrophique.
Mais Victor ne refuse pas cette affaire qu'il a soigneusement étudiée. On le voit, dès 1863, recevoir, par Hong-Kong, 8.000 hectolitres de blé du Japon et 3.000 barils de farine de San-Francisco. Quant à la transformation en pains et biscuits, Victor l'assure sur place avec un matériel commandé en France ou construit par ses soins. La fameuse machine à vapeur utilisée, trop temporairement dans la sucrerie, trouve là son emploi.
Parallèlement, Xavier Roque achète à Shangaï un "magnifique remorqueur, le "Powerful", à un prix intéressant. Ce bateau n'a travaillé que sept mois sur la rivière Shangaï, il a une puissance de 90 à 100 chevaux et une pression de 4,5 "atmosphères". Il s'agit d'une puissance qui peut nous paraître faible, mais qui pouvait rendre déjà bien des services.
Après avoir travaillè à Shangaïï pendant l'été 1865, le "Powerful" rejoint Saïgon tout à la fin de décembre 1865, ayant à son bord Xavier. Cette date est choisie parce que c'est au début de l'année que des navires abordent en grand nombre à Saïgon pour charger les premiers riz qu'ils portent ensuite à Hong-Kong où la vente en est toujours fructueuse. Le 2 janvier 1866, trente bateaux attendent déjà sur la rade.
Revers du bon emploi du remorqueur: les avaries sont difficiles à réparer sur place et immobilisent le bateau à des époques de trafic intense, les assurances de rivière et les incidents correspondants sont un problème permanent, il faut un bon capitaine et un bon mécanicien, ce qui sera fait en dehors, personne en Cochinchine n'ayant de compétences sur place pour un engin d'une telle nouveauté.
Par contre, il semble que le "Powerful" puisse avaler sans rechigner toutes sortes de combustible. Dès l'achat, il marche au bois de palètuvier qu'on n'a qu'à couper au bord du fleuve ; cela procure une économie des deux tiers par rapport au charbon, mais nécessite naturellement quelques chauffeurs de plus, la chaudière avalant goulûment ce combustible un peu léger.
Le port de Haïphong au début du XXème siècle
Entreprise de Transports fluviaux dans le port de Haïphong
Messageries à vapeur de Cochinchine
Après un retour de la famille Roque en France en 1866, Victor repart en Cochinchine en 1870.
Victor va à Hong-Kong et y noue des relations qui lui permettront, l'année suivante, d'intéresser des capitaux anglais (Jardine et Matheson) à l'organisation des "Messageries à Vapeur de Cochinchine" associé à Marcellin Larrieu.
Larrieu cherche des capitaux; aucun capitaliste ne veut entrer "dans cette affaire lointaine et mal connue, s'exerçant sous un climat réputé très malsain et dans des conditions tout à fait ignorées en Europe".
En Mars 1872, Victor va encore à Glasgow. En fait, nous verrons qu'il a commandé un bateau à vapeur. La liaison avec Larrieu se dessine, les frères sont donc bien dècidès à faire du transport en Cochinchine.
Une commodité importante et récente est apparue depuis le 1er août 1871, un câble télégraphique est immergé entre Saïgon et la France, ce qui permet la liaison rapide entre Victor et Larrieu et, si nécessaire, les actions auprès des banques. Pendant cette phase de la création de l'affaire de Larrieu, ce dernier et Victor ont préféré se partager le travail, la technique sur place pour Larrieu, les finances en Europe pour Victor.
Il ressort, d'un acte sous seing privé, daté du 18 Juillet 1872 et signé de Marcellin Larrieu et de Victor, que l'apport social fait par les Roque dans la société Larrieu en représente la moitié et sera rémunéré par un intérêt de 9% l'an.
Larrieu, le 15 Juillet 1872, présente à l'Administration un projet de contrat que l'amiral Dupré considère comme "la plus importante entreprise européenne qui ait été conçue depuis la fondation de la colonie". Le contrat est conclu le 2 Août 1872.
Les transports envisagés par le contrat sont:
1. Un service hebdomadaire de la ligne principale de Saïgon à Pnom-Penh, et éventuellement jusqu'au Grand Lac, par Mytho, Vinh-Long, Sadec, Chaudoc, et retour. Le delta du Mékong, surtout situé à l'Ouest et au Sud-Ouest de Saïgon, comprend un grand nombre de ramifications où se situent ces quatre dernières localités. En partant de Saïgon, on les dessert en remontant globalement vers le Nord-Ouest tout en passant d'un bras à l'autre du delta, ces derniers se séparant et se rejoignant aussi parfois. En remontant le Mékong dans la même direction, on quitte alors le delta, on atteint Pnom-Penh, capitale du Cambodge, où, laissant le Mékong, on remonte le Tonlé-Sap son affluent. Ensuite, ce dernier s'élargit en formant le Grand lac, bien nommé puisqu'il mesure 120 kilomètres de long et jusqu'à 30 kilomètres de large, donc plus que le lac Léman.
Le parcours aller de Saïgon au Grand Lac est de plus de 500 kilomètres.
2. Un service bi-mensuel serpentant uniquement dans le delta et desservant onze escales de sa partie sud-ouest (Mytho, Bentré, Mo-Cay, Vinh-Long, Tra-Vinh, Long-Suyen, Cantho, Bactrang et Soctrang, avec retour par Sadec, Sadec, Vinh-Long et Mytho.
3. Un service bi-mensuel de Saïgon au Cap Saint-Jacques et à Baria, au débouché du fleuve sur la mer.
4. Un service mensuel, et éventuellement bi-mensuel, desservant cinq escales principales sur des affluents du Mékong au Nord-Ouest de Saigon (Bien-Hoa, Tan-Uyen, Thudaumot, Go-Cong, Tay-Ninh).
Larrieu s'engage à desservir tous les postes de l'intérieur une fois par semaine ou par quinzaine et à transporter gratuitement 15.000 passagers, 4.000 tonneaux (unité maritime de 2,83 mètres cube) d'approvisionnements, 5 millions de numéraire, le matériel télégraphique et les dépêches.
La colonie versera à Larrieu une annuité de 866.000 Francs pendant trois ans, puis de 766.000 pendant les trois ans suivants et, enfin, de 366.000 trois ans encore, soit, en moyenne, 666.000 Francs par an.
L'Amiral-Gouverneur estime que le gouvernement pourra supprimer une partie de ses canonnières de guerre et toutes celles de transport. Cette économie, qu'il chiffre à 500.000 Francs par an, viendra en déduction des 666.000 Francs ci-dessus. "Le débours, écrit l'amiral, ne sera donc que de 166.000 Francs par an et, comme le Cambodge a là -dedans les mêmes intérêts que nous, j'ai fait demander au roi d'y participer dans le rapport de nos budgets, c'est-à -dire pour un tiers". En effet, le Cambodge (capitale Phnom-Penh), est sous protectorat français depuis juillet 1863.
Le roi du Cambodge, Norodom, se hérisse à cette demande, se fait un peu prier et s'inscrit pourtant pour 20.000 Piastres par an. Ce dernier chiffre correspond à au moins 100.000 Francs, soit une très grande part du coût résiduel, pour l'Administration, de 166.000 Francs.
Quand l'Amiral indique qu'il demande à Norodom un tiers de la dépense, il semble bien qu'il ait mentionné au roi le coût moyen annuel de la subvention, soit 666.000 Francs par an, mais qu'il ait oublié de lui mentionner l'économie annuelle de transport et de canonnières qu'il estime lui-même à 500.000 Francs.
Larrieu et Roque sont donc devenus une puissance officielle. L'Amiral Krantz le reconnaît en accordant aux bateaux de la Société la permission de naviguer sous pavillon français.
Ces bateaux, fin 1874, comprennent déjà :
• le Powerful, qui, après avoir été Denis et Roque, était devenu Denis quand les Roque sont rentrés en France en 1866 et qui se retrouve Larrieu et Roque maintenant.
• l'Attalo, 800 tonneaux, 450 C.V., 53 mètres de long.
• la Saltée, mêmes caractéristiques.
• le Vaïco, 36 mètres de long.
On structure la nouvelle société, le journal de Marie notera que, en Janvier 1875, Xavier et Henry vont à Nantes recruter un comptable, Boutinière, pour Saïgon.
Tout va donc bien pour Larrieu et Roque. Il revient à Marcellin Larrieu d'avoir donné réalité aux transports fluviaux en Cochinchine. Le 12 Janvier 1875, soit exactement une semaine après avoir reçu la lettre de l'Amiral Dupré, qui contestait leurs concessions . Larrieu meurt subitement en se promenant dans le jardin de la ville de Saïgon avec l'Amiral de Beaumont qui deviendra en Janvier 1885, dix ans plus tard, commandant de la flotte du Tonkin.
Les années suivantes, malgré quelques allers et retours, verront Victor et Henry la plupart du temps en Cochinchine. Quand Victor est en France, il va en Angleterre ou à Edimbourg pour des questions bancaires ou pour certains bateaux commandés à un chantier naval écossais; il ne manque pas de prendre les eaux dans le Midi.
Depuis sa création en 1875, l'atelier de réparations prend de l'extension: réparations pour les usines locales et aux navires français et étrangers, travaux de montage et réparation des chaloupes du service local. Pour assurer ces services pour eux-mêmes et pour d'autres, les Roque forment une pépinière d'ouvriers.
Les relations commerciales entre Cochinchine et Cambodge se développent de façon de plus en plus marquée grâce aux moyens de communication créés par la famille. A dire vrai, c'est la première fois que ces deux régions ont l'occasion de commercer entre elles.
Victor Roque et le Tonkin 1882-1883
La première occupation de cette province a été le résultat d'un coup de force opéré par Francis Garnier qui conquiert le delta du Fleuve Rouge en 1873 et y est tué le 21 Décembre.
Victor n'a pas attendu d'être installé au Tonkin pour s'intéresser à l'extension des positions françaises. Le 7 Septembre 1879 déjà , il avait écrit à Andrew Spooner, négociant et entrepreneur habile établi à Saïgon depuis 1861 :
"Si vous préparez un mémoire pour les députés et les sénateurs, ne manquez pas de développer l'idée d'agrandissement tant du côté du Cambodge que du côté du Tonkin. L'avenir commercial et l'influence politique en dépendent".
Nous sommes en Novembre 1882 quand Victor et Henry viennent d'arriver au Tonkin avec leurs bateaux.
A ce moment, le Gouverneur Le Myre de Villers, qui réside à Saïgon, a sous sa juridiction la Cochinchine, le Royaume du Cambodge et l'Empire d'Annam, tous deux sous protectorat, ainsi que le delta du Tonkin.
Au début de 1883, les évènements se précipitent: Victor apprend, par les journaux de Hong-Kong, que Bourée, le représentant de la France à Pékin, redoutant un conflit armé avec la Chine, désire régler à l'amiable la question tonkinoise. Bourée a élaboré un projet de traité aux termes duquel la France abandonnerait au Céleste Empire toutes les provinces tonkinoises situées au Nord du Fleuve Rouge.
Le 14 Janvier 1883, Victor écrit à Le Myre de Vilers :
"Signer un pareil traité serait renouveler la faute impardonnable que Paris a commise en reconnaissant la mainmise du Siam sur la province de Battambang, avec cette circonstance aggravante que les provinces frontières du Tonkin ne sont même pas occupées par la Chine, alors que Battambang était depuis un siècle aux mains des Siamois…. Autant vaudrait céder les Vosges aux Allemands, les Pyrénées aux Espagnols, les Alpes aux Italiens".
Victor ajoute que ce traité nous ferait abandonner un pays comportant des terres où les Européens pourraient s'adonner à la culture, le Tonkin minier et des ports naturels bien défendus. Enfin, Victor indique qu'il suffit de "montrer les dents" pour que Chinois et Vietnamiens plient devant la menace. Dès que le Commandant Rivière a commencé à diriger sur l'île de Poulo-Condor (qui sert de prison en face de Saïgon) quelques militaires chinois qui avaient pénétré indûment au Tonkin, 3.000 irréguliers chinois s'étaient empressés de regagner leur pays.
Notons que le "Tonkin minier" que mentionne Victor est particulièrement fabuleux à une époque où le charbon est l'unique source d'énergie (en 1863, le charbon pour les chaudières du "Powerful" était apporté par le voilier La Mouette d'Australie). Ce gisement a trois caractéristiques :
. Il est au bord de la mer, sur la côte et dans des îles autour du port de Hongay, dans le Nord du Tonkin.
. Il est à ciel ouvert.
. Enfin, il semble inépuisable puisqu'en 1987, plus de cent ans plus tard, on en a tiré 6.200.000 tonnes dans l'année et que ses réserves sont estimées à "plusieurs milliards de tonnes".
A peine cette lettre partie, Victor apprend d' "une personne des plus honorables occupant à Shangaï une position des plus considérées" les termes du traité que Bourrée vient d'arrêter avec le plénipotentiaire chinois Li-Hung-Chang :
- la France promet de ne tenter aucune annexion au Tonkin,
- la France reconnaît la suzeraineté de la Chine sur le Tonkin et l'Annam.
- l'Annam et le Tonkin sont dispensés de verser à la Chine l'impôt annuel du riz (impôt qui n'a jamais été payé auparavant....)
On annonce au même moment l'arrivée à Hué d'une grande ambassade chinoise.
Victor perçoit un autre danger, plus insidieux, car il s'agit de l'Angleterre. Solidaire de la France face à la Chine, favorable à notre installation au Tonkin dans l'intérêt du négoce, la "perfide Albion" n'en est pas moins tentée de pêcher en eau trouble.
Il lui conviendrait fort bien de mettre la main sur le seul secteur qui l'intéresse vraiment, les mines de Hongay, dont la richesse en charbon est maintenant reconnue.
Le 22 Février 1883, Victor adresse une lettre au Gouverneur Thomson :
"La grande compagnie chinoise (La China Merchant's Steam Navigation C°) a fait d'actives démarches à Hué pour obtenir la cession d'une île dans le golfe du Tonkin, où, dit-on, se trouve une mine de charbon. Cette demande est faite, paraît-il, comme indemnité due pour l'assassinat d'un Chinois... Ce qui fait l'extrême importance de cette démarche de la compagnie chinoise par rapport à nos intérêts, c'est que c'est à l'instigation des Anglais qu'elle agit et que ces derniers sont acquéreurs de l'île à un prix très élevé si la cession est accordée par Hué. Nous risquons non seulement de perdre le charbon, ajoute Victor, mais aussi l'avantage des magnifiques baies en eau profonde qui, seules, peuvent, en temps de guerre, donner asile à une flotte importante.
Une monoroue en baie d'Along
Les pirates de Dong-Trieu en 1890
En Octobre 1888, Victor demande, et obtient, une concession à Dong-Trieu, au Nord du Tonkin, "en plein pays pirate", comme le souligne Marie.
Mais, ni ses presque 61 ans, ni même sa surdité sévère, n'arrêtent encore Victor. Pour lui, l'important est que, en dehors de l'exploitation agricole qu'il a déjà à Dong'Trieu, cet endroit comprend un gisement de charbon dont personne n'a encore la concession. Victor ne vise pas l'exploitation de la mine, mais le transport du charbon quand il sera exploité.
C.H. 5-01-90 :
"Nous sommes heureux d'apprendre que le Gouvernement (Général de la colonie) a définitivement confirmé la concession des mines de charbon de Dong-Trieu. La prise de possession va avoir lieu prochainement.
Pour Haïphong, c'est une bonne nouvelle car les jonques et chalands viendront déposer le charbon à Haïphong où sera l'entrepôt et il en résultera un plus grand mouvement de vapeurs sur notre rade".
Mais les journaux relatent divers incidents avec des chinois pillards, tant sur le Fleuve Rouge que sur la route qui permet également de relier la Chine à Hanoï et à Haïphong. Tout le monde désire utiliser ces deux voies pour commercer avec la Chine, mais, malgré certains efforts, elles restent peu sûres. Les chinois continuent à faire brigandages tant sur les biens que sur les personnes. Ils sont, le plus souvent, commandités par des puissants chinois très bien "établis et respectables.
A.T. 11-01 90 :
"Le 8 Janvier à 11 heures du soir, une bande de 50 assassins environ pénétrait sur les terrains de la concession Roque à Dong-Trieu et forçaient les portes de la maison. Monsieur Roze était tué, monsieur Laborde avait le bras fracturé, les frères Victor et Henry Roque, leur pilote Baptiste Costa et le chinois Winh-Fat-Cheong, leur comprador, étaient emmenés prisonniers, monsieur Henry Roque avec une blessure à la tête. La maison où le crime a été commis fut ensuite livrée aux flammes.
Ces détails ont été connus le 9 à Haïphong quand monsieur Laborde, qui a réussi à s'échapper ainsi que le missionnaire Arellanon, est arrivé sur l'Agnès, ramenant le corps de monsieur Roze".
Winh-Fat-Cheong devait une assez forte somme à la maison Roque et il y a tout lieu de supposer que cette opération a été combinée par lui, d'accord avec les coolies chinois de la concession.
Cheong a-t-il voulu se débarrasser de sa dette en faisant disparaître les Roque? Dans ce cas, comme il ne pourra plus reparaître à Haïphong, il perdra du même coup les propriétés qu'il avait dans cette ville et qui sont considérables. On se demande pourquoi les deux frères n'auraient pas été tués sur place.
Cheong a dû penser qu'il valait mieux épargner les Roque afin d'en tirer une grosse rançon dont il irait tranquillement jouir dans un coin ignoré de la Chine.
Il est rationnel de croire que Cheong s'est entendu avec les bandes de Luu-ky qui tendent à changer leur terrain d'action, le Nord et l'Ouest du Loch-Nam leur étant fermés, elles vont au Sud, se dirigeant sur Dong-Trieu et Quang-yên. Tout récemment, Luu-ky a même créé un refuge dans l'ancien poste abandonné de Quan-La ( 40 kilomètre de Haïphong !).
Or la bande qui s'est emparée des frères Roque s'est dirigée, après le crime, sur le chemin de Quan-la.
Tout semble donc indiquer qu'il s'agit d'un acte de piraterie.
La somme qui sera sans doute exigée pour la rançon des frères Roque dira le reste: faible relativement, c'est que Chéong aura, lui aussi, été victime et subi simplement le sort des deux frères ; forte, c'est qu'il aura vraisemblablement trempé dans le crime.
Les communications des prisonniers avec Haïphong sont étonnamment rapides. Des émissaires font la navette entre Haïphong, Dong-Trieu et le camp du chef de bande, Luu-ky.
Bientôt, les nouvelles sont rassurantes :
C.H. 2-02-1890 :
"La lettre de monsieur Henry Roque (du 30 Janvier) et celle de monsieur Costa montrent trop de calme, de confiance, pour que le public puisse s'inquiéter du résultat des négociations commencées sur place par les intéressés eux-mêmes qui, mieux que personne, peuvent discuter leur rançon.
Si nos compatriotes étaient maltraités, ils n'auraient pas cette liberté d'esprit qui perce dans leur correspondance et monsieur Costa, notamment, ne songerait pas à ses loyers de fin de mois !
Nous ne pouvons tarder à les voir revenir bientôt, malgré la lenteur ordinaire d'une discussion d'intérêt avec des Chinois.
Enfin, on est certain qu'ils sont tout près de Dong-Trieu car une lettre de monsieur Costa n'a mis que 24 heures à arriver à Benchau". (poste militaire le plus proche de Dong-Trieu)".
Les négociations progressent :
L’Avenir du Tonkin:
A.T. 22-02-90 :
"Tout est réglé avec les pirates. Ce matin, les prisonniers, messieurs Victor et Henry Roque, J-B. Costa, Wing-Fat-Cheong et un boy saïgonnais doivent être remis en liberté en échange de la rançon de 50.000 Piastres. C'est à Ben-Chau qu'aura lieu l'échange.
Luu-ky a demandé 100 pièces de soie, 10 montres en nickel et 2 en argent. Il a prié de déduire le prix des 12 montres de la rançon.
Quant aux 100 pièces de soie, il les considèrera comme un cadeau en reconnaissance des égards qu'il a eu pour ses captifs..."
Ces égards sont relatifs puisqu'ils comportent quelques bouts de bambous glissés sous les ongles !
Mais Luu-ky trouve normal que les deux frères paient leur pension. Cet humour noir a perduré chez les Chinois car, pendant la Révolution Culturelle de Mao, les familles des condamnés à mort étaient priées de payer au gouvernement la balle qui avait exécuté leur parent.
Suivent quelques difficultés :
A.T.10-03-90 :
"Luu-ky a soulevé de nouvelles difficultés: craignant beaucoup d'être poursuivi, il a exigé un armistice de 10 jours pour avoir le temps de s'éloigner.
Le gouvernement a fait la seule chose qu'il pouvait faire pour ne pas compromettre la vie des prisonniers; il a consenti à la trêve demandée.
Il paraît que Luu-ky a bien recommandé au Résident de Haïphong de veiller au transport des espèces car il y a beaucoup de pirates dans la région..."
Enfin, L'Avenir du Tonkin du 12 Mars raconte la libération des otages qui a eu lieu le Vendredi 7 :
A.T. 12-03-90 :
"La délivrance des frères Roque. Le 7 à 9 h. du soir, l' "Agnès", ayant à bord les prisonniers de Luu-ky, entre dans le Song-tam-bac. Aux premiers coups de sifflet de la chaloupe, la nouvelle de l'arrivée des frères Roque se répand en ville et la foule se presse sur le quai pour saluer l'heureux retour de nos compatriotes. Les Chinois sont en majorité et manifestent leur joie en faisant partir des paquets de pétards.
M.Chavassieux, résident maire d'Haïphong, monte à bord ainsi qu'un certain nombre de personnes.
Monsieur Baptiste Costa est visiblement ému des évènements de la journée. Messieurs Roque ont la barbe et les cheveux longs, ce qui les change considérablement. Pressés de questions, ils racontent avec sang-froid les incidents de leur mise en liberté.
Pendant toute la journée et surtout lors du paiement de la rançon, l'attitude de Luu-ky et de son lieutenant Nen a été arrogante et hautaine, on n'a pu terminer les opérations qu'en se soumettant à toutes leurs exigences. Ils montrent leurs mains encore meurtries par les séances de poucettes dont ils ont parlé dans leurs lettres.
Pendant un mois, tout mouvement des bras leur était interdit; leur boy était obligé de leur donner à manger comme à des petits enfants.
Le Père Houery, qui a été si utile dans ces tristes circonstances, se trouve aussi à bord et se tient modestement à l'écart. Il n'en reçoit pas moins de vives félicitations, de même que monsieur Briffaud dont on connaît le dévouement.
Monsieur Briffaud et le père Houery étaient partis avec l'escorte, dès le matin, de Dong-Trieu ; vers 9 heures, ils ont laissé derrière eux, à 100 mètres environ, le gros de l'escorte avec l'argent et se sont dirigés vers l'endroit préalablement convenu pour l'échange.
Luu-ky est un tout jeune homme d'une vingtaine d'années, Nen paraît plus âgé.
Rappelant une des dernières conditions dictées par lui, Luu-ky exige que l'argent soit porté au pied de la montagne. Monsieur Briffaud insiste pour établir que cette clause n'existe pas du tout dans la convention, mais Luu-ky, sentant qu'il est le maître de la situation, déclare avec une hauteur méprisante qu'il en sera comme il le commande.
Les pourparlers sont longs, Luu-ky maintient ses exigences et jure par le Ciel, ainsi que ses compagnons, qu'ils sont de bonne foi.
Insister est inutile, monsieur Briffaud retourne auprès du capitaine commandant le détachement et lui fait part des prétentions de Luu-ky, le capitaine juge qu'il ne peut engager sa responsabilité en l'accompagnant et monsieur Briffaud se décide alors à revenir avec le Père Houery et la rançon auprès de Luu-ky et se dirige ensuite vers l'endroit où le chef pirate prétend faire l'échange des prisonniers.
A midi 1/2 seulement a lieu la remise des espèces, des pièces de soie et des montres.
D'un côté les trois prisonniers et leur boy et, de l'autre, la rançon.
Nen préside à la vérification et il cherche visiblement à soulever encore des contestations.
Dans la première caisse de 2.000 $ (Piastres), Nen et ses hommes prétendent insolemment qu'il manque 50 $, deux fois on doit recommencer le comptage et Nen est bien forcé de reconnaître que le compte y est.
Lorsque toutes les caisses sont vérifiées, on passe aux pièces de soie et aux montres. Nen trouve que plusieurs pièces sont de qualité inférieure et il veut encore une fois contester.
Le Père Houery est obligé de lui expliquer que c'est tout ce qu'on a pu trouver à Haïphong en si peu de temps et encore avec beaucoup de difficultés. Enfin les pirates, ne trouvant plus rien à dire, se décident à délivrer les prisonniers qui ont peine à cacher leur émotion.
Pendant tout ce temps, monsieur Briffaud et son compagnon étaient entièrement à la merci des bandits, hors de vue de leur escorte, entourés des hommes de Luu-ky, à genoux, l'arme au pied, prêts à faire feu au moindre signal. Le Père Houery estime que les pirates qui les entouraient ou qui se trouvaient échelonnés sur une grande étendue étaient bien au nombre de 400.
Arrivés à 3 h 1/2 à Dong-Trieu, la troupe a déjeuné et l'on est reparti de suite pour Haiphong".
Etienne Denis indique que ce drame a coûté aux Roque 75.000 Piastres. Cela correspondrait à 300.000 francs, c'est à dire à environ 1.144.710 Euros. Pour la payer, les Roque ont dû vendre une partie de leurs biens au Tonkin. Pour parachever la catastrophe, on annonce que la compagnie des "Messageries Maritimes" vient de passer un contrat avec le Gouvernement pour assurer une ligne régulière entre Hong-Kong et Haïphong. Leur absence, bien involontaire, leur coûte cher.
Etienne Denis conclue :
"C'est la ruine. Victor Roque a 61 ans, sa santé est épuisée. Il revient à Montifray".
Henry assume désormais seul la charge de l'affaire.
Etienne Denis lui rend hommage :
"Henry Roque ne désarme pas encore. Avec un grand courage, il se remet au travail et exploite la ligne Haïphong-Vinh avec la chaloupe de mer Agnès".
Emile Roque fera un voyage au Tonkin en 1893-1894. Récit d’une promenade d'Emile avec son oncle Henry à la Baie d'Along et aux mines de Hong-Haï :
"Nous sommes partis à bord de l'Agnès. La Baie d'Along est certainement un des plus curieux sites qui puissent exister. Figurez-vous, au milieu d'une mer toujours calme, une multitude de rochers (il y en a environ trois mille) sortant à pic de l'eau. Ils sont le résultat d'un soulèvement de calcaire qui s'est d'ailleurs produit en plusieurs points du Tonkin où l'on trouve des baies d'Along en terre".
Notons en Grèce l'aspect identique des fameux Météores.
"Ces rochers sont mangés, rongés par l'eau et l'air humide, aussi sont-ils pleins de crevasses et même de grottes; quelques-uns sont troués de part en part, d'autres forment des ponts et tout cela est couvert d'une végétation de lianes et de plantes qui leur fait une vraie perruque.
"Les rochers sont noirs et à pic dans l'eau, séparés par de petits passages ; c'est un vrai labyrinthe, aussi le pilote s'impose-t-il: c'est en général un pêcheur annamite".
"A la Baie d'Along succède la baie Taï-Tsi-Song.
Ce nom Chinois veut dire colonne : il y a au milieu de cette baie un rocher penché qui a effectivement l'air d'une colonne, je trouve qu'il ressemble encore plus à une bonne soeur inclinée. Cette baie est entourée et semée de rochers identiques à ceux de la Baie d'Along, mais plus espacés".