ESCALE À SAÏGON
Par Raymond Cauchetier
GÉOGRAPHIA
L'article présenté ci-dessous a été publié dans le mensuel Géographia n° 84 du mois de décembre 1958 les photos et le texte sont de Raymond Cauchetier.
Raymond Cauchetier est l'un des photographes de plateau emblématiques de la Nouvelle Vague.
On lui doit notamment la fameuse photo de Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg sur les Champs-Elysées (cliché ayant été réalisé "hors tournage") ainsi que celle du trio de Jules et Jim de François Truffaut (1961), courant sur un pont.
Raymond Cauchetier est également l'auteur de trois magnifiques livres consacrés à l'Indochine "Saïgon", Phnom Penh et Anghor.
Arrivée à Saïgon
Pour le voyageur venant d'Europe, l'impression causée de Saïgon est de nature différente, suivant le moyen de transport choisi.
Au passager des lignes aériennes, la ville n'apparaît d'abord que sous l'aspect d'une miniscule pointe d'épingles, perdue dans l'immensité grise de la péninsule grise de la grande plaine cochinchinoise.
Ce microcosme est-il vraiment la capitale du Vietnam, la cité dont le sort, pendant des années, a inquiété le monde ?
La sensation est décevante, et presque angoissante. Pourtant lorsque l'appareil perd de l'altitude, Saïgon s'étend peu à peu, reprend l'échelle humaine. Le plan de la ville se dessine d'abord dans son ensemble, symétrique, avec ses larges avenues, ses bouquets de verdure, sa ceinture de cours d'eau.
Puis c'est la vie elle même qui surgit, les rue grouillantes, les quartiers de paillotes, plantant leurs pilotis jusqu'au milieu des rivières, les marchés, la tumultueuse agitation d'une métropole où vivent trois millions d'habitants.
Le passager des lignes maritimes, par contre, subit d'abord l'interminable remontée de la rivière de Saïgon, le lent slalom du paquebot le long des mille méandres sinuant à travers les rizières désertes.
La ville ne s'annonce que par la pointe des clochers de sa cathédrale, montant progressivement derrière un écran de verdure. Puis, brusquement, le navire débouche en plein coeur de la cité, au milieu de l'agitation d'un des plus grands ports d'Extrême-Orient, dans un paysage de grues géantes, de navires de guerre, de grands hôtels, au milieu d'un vacarme de sifflets, de sirènes, de cris et de rires.
L'Asie, soignant ses effets, a surgi d'un seul coup.
L'arroyo chinois
L'arroyo chinois n'est pas seulement une rivière animée, sans cesse parcourue par des flotilles de jonques et de sampans, mais aussi une grande artère fluviale servant de plaque tournante à l'immense réseau de voies d'eau par lequel s'effectue la presque totalité des transports commerciaux dans le Sud de l'Indochine.
C'est aussi une incroyable cité flottante, abritant une population de plusieurs de milliers de personnes, qui ont trouvé là une solution économique, quoique peu confortable, à la crise du logement sévissant à l'état endémique, dans toutes les grandes villes d'Asie, et rendue tragiquement insoluble par suite du manque de ressources des masses laborieuses.
Des milliers de sampans sont amarrés là, à demeure, enchevêtrés les uns aux autres, envahissant à tel point la rizière, que c'est à peine s'il existe un chenal suffisant pour les besoins de la navigation. Les rives elles-mêmes disparaissent sous un amoncellement de paillotes sur pilotis, auxquelles on ne peut accéder que par des frêles passerelles de bambou.
En dépît de son nom, l'arroyo chinois est surtout peuplé de Vietnamiens. Les Chinois ont un sens trop aigu du commerce pour avoir recours à des logements aussi précaires.
Les Pagodes
Les pagodes de Saïgon et surtout celles de Cholon, qui n'est en somme que le quartier de Saïgon, laissent une impression inoubliable à ceux qui ont eu la chance de les visiter. Qu'elles soient bouddhistes, taoïstes, ou consacrées au culte des génies, la ferveur qu'y manifestent les fidèles se déploie dans une même ambiance mystique.
Et les apports de la civilisation occidentale, visibles partout ailleurs, n'ont pas pénétré jusqu'ici.
A l'occasion des grandes fêtes traditionnelles, fête des âmes errantes, cérémonie du Tet, etc...les pagodes sont envahies par une foule dense, chargée d'offrandes de toutes sortes.
Dans la fumée bleue des jossticks, au bruit des gongs et des crécelles, l'âme de tout un peuple communie dans une même foi, profonde, candide et craintive.
Les Cataclysmes
En quelques instants, le destin de plusieurs dizaines de milliers d'hommes peut être bouleversé; l'effort de toute leur vie, anéantie. Il suffit d'une lampe renversée, d'une cigarette jetée au hasard. Quelques instants plus tard, les flammes s'élèvent, une colonne de fumée monte vers le ciel, l'incendie se déchaîne...
Un cataclysme de plus frappe Saïgon. Les flamèches, emportées par le vent, étendent au loin le désastre. Les paillotes légères brûlent comme de l'amadou, dans le crépitement des bambous qui éclatent. Les pompiers n'y peuvent rien. Fourmis dans la fournaise, ils luttent en vain contre une ville en flammes.
Pourtant l'incendie s'éteindra faute de combustible. Des paillotes où vivaient des milliers de familles, il ne reste rien, absolument rien, que des cendres...Un mois plus tard, un nouveau quartier sera reconstruit, aussi léger, aussi fragile.
Et les sinistrés devront travailler des années pour rembourser le Chinois qui leur aura prêté les piastres nécessaires.
Il y a aussi les fléaux de la nature, les typhons, heureusement plus rares. Quand le cyclone des moussons s'abat sur une région, son souffle impitoyable écrase les forêts, fait envoler les toits. Une pluie diluvienne tombe du ciel noir. Et l'inondation s'ajoute aux destructions.
Mais le courage des Vietnamiens est resté intact. Ils rebâtiront...
Portraits
Je ne sais qui a contribué à répandre cette idée que les Asiatiques conservaient, en toutes occasions, une attitude impertubable et refusaient de laisser paraître, sur leurs visages, leurs sentiments profonds.
Rien n'est plus faux, et particulièrement pour le peuple vietnamien, qui a la vivacité, la faconde, la démonstration de nos méridioniaux. Sa gaieté, sa délicatesse, son sens de l'hospitalité, le rendent infiniment sympathique.
La vie de famille
La famille est la véritable cellule de base de la société vietnamienne, marquée par la pratique millénaire du culte des ancêtres.
Si les parents sont considérés avec un respect qui va en augmentant tandis qu'ils prennent de l'âge, les enfants bénéficient de l'attention, de la tendresse et de l'indulgence générale, partout et en toutes occasions.
Scènes de la rue
Sur la photo de gauche, un enfant auquel on vient de poser des ventouses en bambou...
Sur la photo du centre initiation au jeu.
Sur la photo de droite les "cyclos"
Les citadins sont toujours pressés. Les Saïgonnais n'échappent pas à la règle. Mais comme la marche à pied n'offre guère d'attrait dans une ville où la température moyenne est de 25 degrés, ils préfèrent utiliser les services des conducteurs de cyclo-pousse ou moto-pousse, versions mécanisées des pousse-pousse d'antan. Le flot incessant de ces engins sillonne les artères, dans un tintamarre de sonneries. Lorsque les "cyclos" sont fatigués, ils font halte devant un des innombrables éventaires de restaurants ambulants, et, pendant que chauffe la soupe chinoise, ils disputent entre eux une partie de "cocho" où certains perdront leur gain de la matinée.
La rue offre d'ailleurs à ceux qui le désirent la possibilité d'effectuer les achats les plus divers.
Dentistes, bijoutiers, médecins, chiromanciens, épiciers, débitants de boissons et pharmaciens se promènent avec leur fonds de commerce accroché aux extrémités de leur balancier.
Ils déballent leur marchandise aux endroits où l'afflux de passants semble favorable à leur négoce. Lorsque les clients se font rares. Ils vont s'installer un peu plus loin.
Même les amateurs de cinéma peuvent satisfaire leur passion, dans la rue, en plein soleil, en regardant à l'intérieur d'une caisse dans laquelle fonctionne un Projecteur Pathé-Baby...
La ville chinoise
Si l'on rencontre à Saïgon de nombreuses rues dont les riverains sont uniquement Chinois, le quartier chinois, Cholon, est en fait, une véritable ville, peuplée de près d'un million d'habitants.
Il y a quelques années, Cholon était célèbre dans le Sud-Est asiatique par ses établissements de jeux, ses somptueux cabarets, la pittoresque vie nocturne de ses rues ornées de gigantesques enseignes lumineuses.
Tout cela a disparu. Le gouvernement Diem a imposé une politique d'austérité qui n'a laissé que quelques cabarets "bien élevés". Les enseignes chinoises, elles-mêmes, ont dû baisser pavillon, et faire place à des panonceaux rédigés en vietnamien. Et les Chinois- sans fait précédent- ont dû abandonner leur nationalité, pour pouvoir à exercer leur commerce.
Mais ces changements n'ont pas touché la vie réelle, la vie profonde de Cholon, qui demeure, aujourd'hui comme hier, ville chinoise, avec ses pagodes, ses congrégations, son langage cantonnais, ses écoles, ses théâtres rutilants, ses restaurants fameux, et ce je ne sais quoi qui fait la Chine éternelle.
Départ
Et voici le départ, face à la Pointe des Blagueurs, le long du quai des Messageries Maritimes.
Le paquebot Foch va appareiller. Deux mille passagers emportent certains à leur insu la nostalgie de cette ville humaine, courageuse et souriante : Saïgon.